Mélanie Wenger / Nils Frahm

“Il ne faut pas reprocher aux gens leur vieillesse, puisque tous nous désirons y parvenir.” Bion de Boristhène.

Depuis 22 ans, le Prix HSBC pour la Photographie accompagne tous les ans 2 photographes professionnels de talent encore peu connus, et les aide à promouvoir et à valoriser leurs œuvres. De nombreux photographes que j’admire on été récompensés par ce prix et cette année j’ai eu la chance d’assister à la sélection de ces deux photographes en 2017. La conseillère artistique de cette édition est la talentueuse María García Yelo, elle est la directrice de PHotoEspaña, Festival International de la Photographie et des Arts Visuels. Parmi les 10 photographes qu’elle a proposé dans sa présélection, le comité exécutif a primé Laura Pannack et Mélanie Wenger. J’ai adoré plusieurs lauréats et j’en parlerai mais je vais dédier ce billet au travail de Mélanie Wenger, ou plutôt à l’une de ses modèles.

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melanie wenger marie claude

Mélanie Wenger est une jeune femme française de 30 ans, et elle vit et travaille à Bruxelles. Elle est photographe documentaire et elle est représentée par l’agence Cosmos. Elle est diplômée de Lettres et d’un Master en journalisme et elle raconte des histoires d’hommes et de femmes ordinaires, elle fait un travail d’observation qu’elle consigne sur des tirages photos. Sa série “Wasted Young Libya” est magnifique, son travail s’étale sur 3 ans et à pour ligne directrice les migrations entre la Libye, Malte et la Belgique et le braconnage en Afrique.

Depuis 2014, elle photographie la vie et l’intimité d’une personne âgée : « Marie-Claude, la dame aux poupées ». Marie- Claude est isolée en Bretagne, elle est seule et elle est belle, fascinante.

melanie wenger marie claude

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Mélanie à écrit ce texte à son sujet et au sujet de leur relation, il accompagne tellement bien ces photos que je vous le livre sans le toucher :

« J’ai craint qu’elle ne soit plus là. Qu’elle nous ait quittés. Peut-être n’a-t-elle pas autant perdu la tête qu’elle voudrait me le faire croire. Peut-être veut-elle simplement me raconter une autre vie. Celle qu’elle aurait voulu avoir, vivre. Tout ce dont elle a rêvé. Elle m’en parle, chaque jour. Son histoire change, toujours. Chaque fois. Entre la vérité, ce qu’elle aurait voulu vivre, et ce qu’elle a interprété, ses histoires évoluent, varient, changent. Tout ce qui importe, ces histoires sont elle. Qu’elles soient vraies n’est pas la question. Mais en tant que photographe, ce qui importe est de savoir ce que l’on va voir ou ne jamais voir. Faut-il les rêver ? Faut-il les créer ? Faut-il les oublier ?

Ces belles histoires, où elle prenait son bain dans son bateau. Celles où elle teignait ses cheveux seule dans le seau. Celles où le chat avait son propre lit. Faut-il les attendre ? Peut-être ne vont-elles jamais se produire. Se reproduire ? Celles qu’elle-même attend peut-être toujours… Attend-elle autant que moi que quelque chose se déroule, se passe ?

Je tombe sur Marie-Claude, au bout d’un chemin sans issue dans un lieu-dit perdu des Monts d’Arrée bretons en avril 2014. « Tu viens voir mes poupées ? » me lance-t-elle, en m’indiquant mon chemin. Dans sa maison de bric et de brocs je découvre un monde que je ne quitterai plus. Qui me hante et m’emplit de joie à la fois. Cette vieille dame de 75 ans, cette ancienne bucheronne, pêcheuse et couturière attachante et effrayante que je découvre me touche, me parle de moi, de ma mère et de ce que je suis aujourd’hui. Elle interroge la rébellion qui est en moi et qui ne veut s’éteindre. Elle me montre que tout persiste et rien ne s’éteint. Comme ma grand-mère, vieille mais rebelle. Elle n’a jamais eu d’enfant et me fascine pour cela, moi qui en ai perdu ou chassés, qui résiste à l’appel de la féminité. Est-elle femme ? Est-elle enfant ? Est-elle folle ? Suis-je folle ? Autour d’elle, tous la fuient, sa particularité, son caractère, elle n’a jamais suivi les rails, les règles de la communauté. Une marginale. Un peu comme moi, parfois. Un peu comme nous tous en fait, sauf que certains n’osent pas.

A 18 ans, elle épouse Albert, 17 ans de plus qu’elle. Elle emménage à Kerberou, dans la maison de son mari, qu’elle ne quittera plus jamais. Ils sont sans le sou, elle vole ses parents, sa soeur, pour lui. Il la bat, la séquestre et la prive de tout contact extérieur. A sa mort en 1999, elle se retrouve seule avec une maigre retraite. Marie-Claude est une accumulatrice compulsive, solitaire, sénile, mais elle a un caractère bien trempé. Elle n’a ni enfants ni famille mais un bon millier de poupées. Elle a perdu la mémoire, une bonne partie de sa tête mais elle est fascinante. Tous les deux mois, je prends ma voiture, de Bruxelles, et vais la voir en Bretagne. Je passe plusieurs jours avec elle, la photographie. Elle ne se souvient jamais de moi, mais elle m’ouvre sa maison. A l’aide de petits papiers et de photos, je lui remémore chaque fois qui je suis et ce que nous faisons ensemble.

Mais que fait-elle toute la sainte journée ? Je ne l’ai vue que se balader, chercher des racines, se perdre. Pisser dans le café, manger des crêpes au milieu de l’après-midi… Que fait-elle ? Elle-même ne veut pas répondre à cette question. Comme si je devais rester dans le coin pour savoir. Ou peut- être aussi pour qu’elle arrête de le savoir. Suis-je simplement celle qui arrive dans sa vie ? Ne puis-je donc jamais être celle qui observe ? Suis-je arrivée trop tard ? Vit-elle ces histoires qu’elle me raconte assise dans son salon ? Ou en vit-elle d’autres ? Se souvient-elle parfois ? Qui elle est, qui elle fût ; ce qu’elle est devenue. Ermite, sorcière, vieille folle, korrigan ou petite grand-mère. La voici. »

marie claude melanie wenger

Dans Anatomie de la Mélancolie , Robert Burton écrit : “S’il existe un enfer en ce monde, il se trouve dans le cœur d’un homme mélancolique. ” J’aime mélanger ici les photographes et les musiciens, il y a souvent une symétrie, une couleur, un sentiment qui fait le lien. Ici c’est la mélancolie.

Melanie Wenger Marie Claude

L’image est forte, et la mélancolie, dans son sens clinique est d’abord vue comme un trouble des humeurs au sens grec de l’acception, aujourd’hui en psychiatrie elle correspond à de la tristesse liée à l’état dépressif, c’est-à-dire un sentiment d’incapacité, un non savoir de la volonté, une absence de goût de vivre, de savoir pourquoi le faire. Le terme est aussi repris pour exprimer « l’être-là » existentiel qu’on retrouve chez des écrivains, poètes et intellectuels.

L’être-là est plus explicite dans le mot allemand Dasein, qui signifie, dans la tradition philosophique, « être présent » avec le sens de « présence » dans sa traduction français en substitution au terme « existence ». C’est Heidegger, qui créa ce concept. et c’est la musique d’un de ses compatriotes qui représente le plus ce sentiment selon moi.

Nils Frahm, jeune compositeur allemand de 35 ans a commencé l’apprentissage du piano durant son enfance, d’abord en étudiant les compositeurs classiques, avant de s’intéresser aux compositeurs contemporains. Un de ses professeurs était Nahum Brodski, réputé comme ayant été formé par l’un des derniers protégés de Tchaikovsky. Son père, Klaus Frahm, était photographe et créait des pochettes pour ECM Records. Son style est unique, classique et contemporain, des compositions qui évoquent la tristesse, l’hiver la solitude. Ses histoires se vivent et se meurent en quelques minutes, ses compositions accompagnent, selon moi, parfaitement l’univers de Marie-Claude.

La petite musique triste de la vie.

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